mardi 25 octobre 2011

Le geste et la parole en monde immersif. Par Jean-Paul Moiraud


J'ai souligné dans un rapport annuel d'activité (1) que les constructions pédagogiques dans les mondes virtuels nécessitaient de déconstruire les repères du monde réel pour les reconstruire dans le monde persistant - "Construire les apprentissages dans les mondes virtuels c’est se transporter dans une dimension immersive qui modifie les relations pédagogiques habituelles. J’ai pu saisir ces enjeux au fil des expériences. Le travail en immersion m’a obligé de (re)définir des règles sociales."

Deux ans d'usages, plus tard, je peux préciser les contours de cette déconstruction. Elle n'est pas systématique mais est justement circonscrite aux relations et interactions entre les acteurs du dispositif.

Un concepteur / développeur expert peut reproduire de façon précise un espace réel dans le virtuel. Ce choix du figuratif est une option tout à fait pertinente, si elle s'inscrit dans un scénario justifié. La reproduction d'un amphithéâtre, d'un lieu identifié de transmission du savoir ... sont des options tout à fait légitimes si elles le sont au regard d'intentions clairement exprimées. Bien que non pédagogiques, deux mondes virtuels hyper réalistes nous renseignent sur cette posture de conception. Le château de Matsumoto (2) (Japon) et le Mont Saint Michel (3) (France) sont des exemples remarquables de transfert du réel dans le virtuel.

A l'intérieur de ces espaces reconstitués s'exercent des relations sociales, mélange délicat et subtil d'écrits de paroles et de gestes. C'est au sein de ces relations sociales qu'il faut s'interroger sur les conséquences de cette déconstruction.

Nos usages professionnels sont très largement imprégnés par le modèle "présentiel synchrone frontal". En présence de nos apprenants les modes de communications sont multiples, s'y côtoient le langage verbal et le langage non - verbal.

J.Cosnier dans un article intitulé "Les gestes du dialogue, la communication non - verbale" in Rev. Psychologie de la motivation, 21, 129, 138,.1996  définit ainsi le rapport de face à face

" De tous ces travaux ressortent deux caractères importants des communications interpersonnelles ou de "face à face": la multicanalité et l'interactivité.
L'interactivité signifie que les énoncés sont coproduits par les interactants : ils sont le résultat des activités conjointes de l'émetteur et du récepteur, et la multicanalité qu'ils sont un mélange à proportions variables de verbal et de non - verbal, ce dernier comprenant à la fois le vocal et le mimogestuel
." 


Cet article explique que la communication non - verbale est très complexe, que son statut est même "souvent marginal et mal défini"

 Il est aussi précisé que les unités gestuelles peuvent être différenciées en "unité gestuelle "gestétique" ou "gestémique", selon que l'on étudie ce qui bouge ou ce qui signifie ("il contracte ses zygomatiques", ou :"il sourit")."

J Cosnier précise, en s'inspirant des travaux de Duncan et Fiske (1977), parle de "danse des interlocuteurs" :

"Le parleur proposera le changement en émettant un ensemble d'indices : verbaux (complétude grammaticale, syntagmes conclusifs : voyez-vous, bien, n'est-ce pas...) vocaux (intonation descendante, syllabe prolongée) et kinésiques (regard vers le partenaire, absence de geste illustratif, éventuellement geste déictique vers l'allocataire désigné).
L'écouteur de son côté peut envoyer des indices de candidature à la parole : détournement du regard, mouvements de tête, raclement de gorge et inspirations préparatoires à la parole, geste de la main à la fois "bâton" et déictique, changement de posture etc ...
" J.Cosnier (2002)

Cette analyse nous donne à comprendre la complexité de la communication non - verbale dans le mode face à face. Le e.learning complexifie la relation puisqu'il met en situation d'interaction des personnes distantes (une relation sans corps physique). Le monde virtuel  réintroduit le geste (le mimogestuel numérique) dans la relation.

La caractéristique du geste dans le monde virtuel n'est pas celle du monde réel. Le geste immersif est la résultante d'une triple intention :

  1. Identifier la gestuelle sociale et professionnelle;
  2. Programmer les gestes, les scripter ;
  3. Activer le geste en immersion, en fonction d'une situation donnée.
Le ou les concepteurs du dispositif doivent avant toute chose scénariser leur travail, le geste participe à cette réflexion globale. Il faut identifier quels sont les gestes professionnels et sociaux des acteurs. Y a t-il une gestuelle professionnelle, quels sont les gestes sociaux de base ? Quels sont les gestes du e.tuteur ? Quels sont les gestes du e.apprenant ?


Nous (Jacques Rodet - Jean-Paul Moiraud) avons entamé une amorce de réflexion sur ce sujet en cherchant à isoler quels peuvent être les gestes du e.tuteur en immersion (avatuteur). Nous avons identifié un certain nombre de situations et mis en écho les gestes qui sont mobilisés dans ces circonstances.


    Bibliothèque de gestes



    Cet inventaire (non exhaustif) est la première étape de cette réflexion. Il faut ensuite traduire les gestes professionnels et sociaux en langage informatique (un script). La traduction numérique de la gestuelle est un processus qui associe une capacité à rendre fin le geste et à gérer les commandes qui l'activeront.






    Pointer du doigt. Geste de l'avatar

    L'image ci-contre est un exemple de module de geste programmé. L'avatar pourra pointer du doigt son interlocuteur, un objet ou un endroit. Le geste n'est pas la simple résultante du lien pensée/geste mais la coordination d'une intention, d'une programmation et de l'activation d'une commande. L'utilisateur devra mettre au point la stratégie qui permettra d'activer les gestes.
















    L'activation du geste est la troisième étape de l'intention. Le processus de déconstruction / reconstruction du geste permet-il d'intégrer le non - verbal dans les rapports sociaux immersifs ? Les multiples expériences menées nous permettent de donner les premières pistes d'analyse.

    Au risque de proférer une banalité, il me semble utile de rappeler que ce n'est pas l'avatar qui s'exprime mais l'Homme qui le pilote. Il est le réceptacle / acteur d'une intention pédagogique, sociale et humaine.

    Regardons à titre de comparaison, le rôle de l'écrit dans le e.learning. La communication entre l'enseignant / tuteur et l'apprenant doit respecter quelques principes de base. On insère un texte de salutation introductive. On s'exprime en utilisant un style le plus fluide possible, on gère correctement les temps grammaticaux (le choix de l'indicatif présent ou du conditionnel n'ont pas la même incidence), enfin on insère une formule de politesse de clôture. Il est préférable de ne pas répondre "à chaud"; formuler sa question par écrit peut aider à obtenir la réponse ... Le texte peut être à la fois une expression non maîtrisée du social, comme un filtre précieux pour préciser sa pensée, gérer ses émotions, entretenir son lien social.

    Le geste participe de la même démarche réflexive, il est, à la fois, un élément important du dispositif de formation s'il est maîtrisé, pensé, anticipé et un frein s'il devient un élément de surcharge cognitive, une strate mal contrôlée qui désynchronise la parole et le geste.

    J'ai évoqué la notion de triple intention dans la gestion du geste, identifier, scripter, activer. Il faut y ajouter la nature du geste dans l'univers immersif (voir supra). Je distingue deux types de gestes : le professionnel et le social. 

    Le geste professionnel s'inscrit dans un scénario conçu à l'avance, on pourrait l'assimiler à une routine professionnelle maîtrisée ou à maîtriser. Exemple - Un médecin fait un massage cardiaque, des brancardiers soulèvent un patient, le médecin injecte un produit spécifique ... Ce geste s'inscrit dans un schéma construit, objet de réflexion, de validation. Il est un élément d'un dispositif plus large, l'acte de formation pour un module identifié. Le geste est linéaire, il est constitutif d'un scénario. J'oserai le terme de geste mécanique, techniciste.

    Le geste social - Sa maîtrise est plus délicate, son exercice pose la question de l'existence ou de l'inexistence du non - verbal gestuel (le mimogestuel) dans l'immersif. L'acte de déconstruction / reconstruction - réel / virtuel permet-il une transposition fidèle du sens du geste ?

    J. Cosnier parle de la "danse des interlocuteurs". Nous ponctuons nos conversations par des hochements de la tête, nous orientons notre regard, nous émettons des gestes de mains significatifs ... Nous le faisons de façon automatique, parfois inconsciente, ils nous caractérisent. Sigmund Freud parle, dans certains cas, d'actes symptomatiques et accidentels (5)

     "On peut subdiviser les actes symptomatiques et accidentels très fréquents, en les classant dans diverses catégories, selon qu'ils sont habituels, se produisent généralement dans certaines conditions, ou sont isolés. Les premiers (habitude de jouer avec sa chaîne de montre, de se tirailler la barbe, etc.), qui peuvent presque servir à caractériser les personnes qui les accomplissent, se confondent avec les innombrables tics et doivent être traités avec ces derniers. Je range dans le deuxième groupe les mouvements qu'on accomplit avec la canne qu'on a à la main, le griffonnage avec le crayon qu'on tient entre les doigts, le pétrissage de mie de pain et autres substances plastiques; font partie du même groupe les gens qui ont l'habitude de faire sonner la monnaie qu'ils ont dans leur poche, de tirer sur leurs habits, etc. A toutes ces occupations, qui apparaissent comme des jeux, le traitement psychique découvre un sens et une signification auxquels est refusé un autre mode d'expression." Sigmund Freud (1901)


    Le travail dans les mondes virtuels modifie le statut du geste. Il résulte de la triple intention, il est donc calculé, organisé, déclenché par une analyse préalable. Entre l’émission d'un geste  et sa réception un ensemble de filtres cognitifs interviennent.

    • Posséder une bibliothèque de gestes appropriés ;
    • Gérer avec dextérité le clavier et/ou la souris ;
    • Maîtriser les commandes du logiciel de navigation ;
    • Activer de façon réfléchie le bon geste au bon moment ;
    • Créer un avatar qui transmet et exprime les gestes (Un avatar robot ou animal limite ou supprime l'effet de la gestuelle).


    Malgré ces réserves, le geste reste un élément central du dispositif immersif, il permet de formaliser plus explicitement les intentions des acteurs. Il est possible de communiquer par un autre canal que la voix et le texte. Cette possible combinaison de la voix, du texte et du geste donnent de la force à la transmission des intentions pédagogiques, on peut affuter la relation entre le professeur/tuteur et l’apprenant.
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        (1) Bilan d'activité mondes virtuels 2010 http://moiraudjp.wordpress.com/2010/06/16/bilan-2010/

        Psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud (1901), Petite Bibliothèque Payot, page 244

        (2) Le château de Matsumoto dans Second Life -  http://maps.secondlife.com/secondlife/Japan%20Kanto/249/172/31


        (4) Les gestes du dialogue, la communication non - verbale, J. Cosnier (1992) - http://twurl.nl/b2cqit 

        (5) Psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud (1901), Petite Bibliothèque Payot, page 244





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