jeudi 6 septembre 2012

Les temps du tutorat dans des dispositifs de formation immersifs. Par Jacques Rodet


A quels moments les tuteurs doivent-ils intervenir auprès des apprenants évoluant dans un environnement virtuel et immersif de formation ? Cette question peut être traitée de plusieurs points de vue : 
  • la temporalité simplifiée d’une action de formation : avant, pendant, après 
  • la temporalité complexe relative au scénario pédagogique et au scénario tutoral 
  • l’intentionnalité des interventions, et partant des fonctions investies par les tuteurs 
La temporalité simplifiée d’une action de formation : avant, pendant, après 
Toute action de formation peut être modélisée temporellement selon trois phases que sont l’avant diffusion, le pendant la diffusion, l’après diffusion. Les dispositifs de formation s’appuyant sur la technologie et introduisant peu ou prou la distance investissent massivement l’avant. Ainsi, créer un monde virtuel demande des compétences informatiques et graphiques dont la mise en œuvre nécessite un temps initial important. Il est à noter que ce temps de préparation, de l’avant diffusion, est celui du concepteur et non des tuteurs. Il peut toutefois être fait appel à l’expérience des tuteurs pour remonter les besoins d’aide des apprenants auxquels le dispositif devra répondre. 

La temporalité complexe relative au scénario pédagogique et au scénario tutoral 
Les scénarios pédagogique et tutoral sont mis au point dans l’avant diffusion. Ils sont la plupart du temps confiés aux concepteurs. Toutefois, lorsqu’ils ne possèdent pas de compétences particulières en ingénierie tutorale (cf. billets sur l’ingénierie tutorale) les tuteurs sont de bonnes personnes-ressources pour concevoir, dimensionner et quantifier les interventions tutorales. Lors de la diffusion de la formation, les tuteurs interviennent de deux manières. D’une part, selon les préconisations du scénario tutoral, d’autre part, de manière plus réactive pour répondre aux besoins de soutien non anticipés des apprenants. Dans le cadre d’une formation en monde immersif, le tuteur peut adopter des postures particulières (cf. L'avatuteur en vol, posture à concevoir). Jean-Paul Moiraud a, par exemple, abondamment illustré la position en surplomb de la scène jouée par les apprenants (cf. Vidéo - Observer et tutorer les apprenants en altitude). Si cette situation peut être scénarisée, et à mon sens devrait l’être ne serait-ce que pour en donner la visibilité aux apprenants et ainsi échapper au simple voyeurisme, il est évident que les interventions que le tuteur entreprendra pendant la diffusion, dépendront fortement du vécu instantané des apprenants. Les interventions tutorales après la diffusion seront davantage destinées à faciliter la distanciation par rapport à la situation immersive vécue. 

L’intentionnalité des interventions, et partant des fonctions investies par les tuteurs 
Nous avons eu l’occasion de souligner que, plus qu’ailleurs, les interventions tutorales dans un monde immersif relevaient d’intentions (cf. Communication non verbale dans les mondes virtuels : le résultat d’une intentionnalité au risque d’une signification typée ?). Ainsi, les expressions corporelles de l’avatuteur sont bien la transcription d’une intention de la personne et ne sont plus en l’état une communication non verbale. Le caractère synchrone d’une communication en monde immersif ne doit pas faire penser que tout peut se jouer dans l’instant. D’autres situations de communication synchrones, telles que la classe virtuelle, montrent au contraire que la scénarisation est essentielle à leur bon déroulement. L’intentionnalité des interventions pose inévitablement la question des fonctions tutorales investies par les avatuteurs. Le fait que la formation se déroule dans un monde immersif ne joue pas sur la catégorisation de ces fonctions et des plans de support à l’apprentissage. (cf. Des fonctions et des plans de support à l’apprentissage à investir par les tuteurs à distance). 

Temporaliser les actions tutorales au sein d’un dispositif de formation dans un monde virtuel n’est pas forcément aisé mais est nécessaire. La temporalisation simple de l’avant-pendant-après l’action de formation se révèle insuffisante à cet égard. Il est nécessaire de procéder à une ingénierie de la temporalité complexe en s’appuyant sur le scénario pédagogique pour concevoir le scénario tutoral. Dès lors, les typologies utilisées en FOAD pour caractériser les fonctions et rôles des tuteurs sont à étudier pour mieux typer les différents profils d’avatuteurs. Il faut néanmoins reconnaître que les principaux obstacles à la temporalisation-scénarisation du tutorat dans les mondes virtuels tiennent au fait que le scénario pédagogique, lui-même, n’est pas toujours pleinement défini. Or, le support à l’apprentissage que constitue le tutorat est forcément intrinsèquement lié au parcours d’apprentissage. Il serait donc certainement utile de mettre au point des outils simples permettant au concepteur de formation dans un monde virtuel de bâtir ses scénarios pédagogique et tutoral. 

Illustration : Horloge 3D Monolith by Negrocode ; Design Studio Agence Design : Negrocobre  ; Designer : Emre Bakir & Mustafa Karakus

lundi 16 janvier 2012

Du bricolage et de la transgression en formation. Par Jacques Rodet

Jean-Paul Moiraud, dans son billet intitulé « Bricolage, ruse et subterfuge » http://tutvirt.blogspot.com/2011/12/bricolage-ruse-et-subterfuge.html  s’intéresse aux pratiques des enseignants qui leur permettent d’« inventer et de revisiter le quotidien éducatif. » Il souligne que loin d’être contradictoires, ces pratiques peuvent s’articuler avec les politiques institutionnelles. Elles en sont des avatars qui se jouent de certaines contraintes en procédant par déviations. L’innovation et la création procèdent fréquemment par transgression de ce qui est établi. Depuis la fin du XIXe siècle, la création artistique, et ce fut particulièrement vrai pour la peinture est le résultat  de la transgression des règles établies. La transgression est un acte volontaire et conscient. C’est pourquoi, il est nécessaire, pour qu’elle produise du sens, de connaître, voire d’avoir pratiqué, les règles mises à bas. Hors de cette condition, il y a fort à parier que le résultat obtenu, loin d’être créatif, ne soit que de peu d’intérêt. Ainsi, d’un individu qui sans rien connaître à l’enseignement ou à la formation voudrait initier de nouvelles pratiques d’apprentissage aurait bien peu de chance d’être pertinent. Il est possible de remettre beaucoup de choses en question dans la pratique enseignante, encore faut-il en connaître les fondements, dans une certaine mesure l’histoire, les pratiques et les diverses instanciations. Il est donc possible d’affirmer qu’un enseignant qui souhaite innover, devrait posséder un certain bagage, une expérience pratique, une bonne perception du cadre institutionnel dans lequel il évolue. A partir de ces connaissances, il lui est alors loisible de déterminer quelles sont les règles qu’il souhaite transgresser pour atteindre tel ou tel objectif.

Le bricolage éducatif est-il transgressif et créatif ?
Si l’on considère que la pratique éducative est toujours une réponse particulière d’un enseignant se saisissant d’éléments constitués (programmes, manuels, ressources, etc.) pour permettre à des apprenants de construire leurs connaissances et/ou de développer des compétences, il ne fait aucun doute que l’enseignant a été, est et sera toujours un bricoleur. Un bricoleur professionnel, c’est-à-dire un artisan. Comme lui, il maîtrise la chaine de production de A à Z : il analyse, conçoit, réalise, diffuse, évalue. En ce sens, le bricolage est plutôt l’habitude et l’industrialisation qui suppose la division des tâches, l’exception. Bricoler n’est donc pas une transgression dans le sens où à force d’être transgressif,  la transgression s’est imposée comme norme. Pour filer la comparaison avec la peinture, dirait-on d’un individu qui peindrait des tableaux selon les canons du début du XIXe siècle qu’il est un artiste, un créatif ? Etre peintre à notre époque, c’est répondre à l’impératif de la novation, de l’originalité, d’être transgressif. Si cela n’est valide que de manière moindre dans le monde éducatif et de la formation,  il semble bien difficile d’être reconnu comme un pédagogue de qualité sans que sa démarche se révèle un tant soit peu transgressive. Le caractère subversif de la transgression n’en est pas éliminé pour autant puisque sa démarche s’effectue dans un cadre institutionnel aux règles établies et jalousement gardées ou plus exactement frileusement conservées.

L’innovation n’est pas que le résultat du bricolage
Si l’innovation a besoin de pionniers, elle peut aussi se révéler être le résultat de démarches planifiées. La mise à distance de la formation en est un bon exemple. Les premières expériences de formation à distance qui remontent au XIXe siècle avec l’apparition du timbre-poste, ont introduit un élément fondamental qui s’est révélé profondément subversif : l’enseignant et l’enseigné n’ont plus besoin d’être ensemble dans un lieu et un temps donné. Cette remise en cause de l’unité spatio-temporelle de la formation a progressivement été pensée au regard du processus d’industrialisation. Permettre à un plus grand nombre et de manière plus aisée d’accéder à la formation est certainement une des raisons premières de la formation à distance qu’elle a ensuite formulée comme promesse. Le cas de l’Open University de Grande Bretagne est éloquent à cet égard. Dès lors, le recours aux techniques de la division des tâches permettant la massification et la standardisation s’est révélé incontournable. L’enseignant voit sa fonction éclatée en une multitude de spécialités qui lui est bien difficile d’investir toutes : analyste, concepteur, pédagogue, médiatiseur, technicien, facilitateur, administrateur, etc. Le bricolage n’est pas impossible dans ce nouveau schéma, et en fait souvent pratiqué au sein de chacune de ces fonctions, mais il n’y a plus d’artisan qui fait tout de A à Z. La liberté des acteurs est conditionnée et leurs actions coordonnées. L’artisanat laisse la place à une démarche projet caractérisée par l’existence d’une équipe, d’un chef de projet, d’une planification rigoureuse, de règles établies et respectées, d’une division des tâches dont les résultats sont assemblés sans qu’un acteur qui a produit telle ou telle partie ne puisse avoir une pleine conscience et vision de l’ensemble. Il est pourtant remarquable que l’innovation soit au cœur de la formation à distance, que celle-ci soit l’occasion de réinterroger, lors des phases de conception et de scénarisation,  les pratiques de formation, qu’elle ait recours aux moyens technologiques les plus récents, qu’elle transforme la relation pédagogique.

Bricolage des enseignants, quelques hypothèses sur leurs motivations
Il est certain que de nombreux enseignants bricolent afin de créer des situations d’apprentissage qui soient plus adaptées aux caractéristiques de leurs apprenants. Rendre l’apprentissage plus concret, plus authentique, plus accessible, plus ludique, plus intéressant, plus motivant, plus étonnant, plus signifiant, plus transférable, plus complet, plus qualitatif, voilà quelques objectifs qui sont très souvent ceux des enseignants innovants. Il s’agit, en quelque sorte, des raisons nobles qui les poussent à bricoler. Il en existe certainement d’autres, qui sont moins fréquemment mis en exergue et qui correspondent aux intérêts personnels que les enseignants peuvent retirer de leurs pratiques innovantes. Le bricolage n’est-il pas, par exemple, une stratégie contre l’ennui que procure la répétition d’année en année des mêmes cours ? L’enseignant bricoleur ne cherche-t-il pas ainsi à renouveler son plaisir ? A assouvir sa propre curiosité ? A continuer à apprendre ? Une autre série de raisons semble pousser les bricoleurs renommés « geeks » dans le monde numérique : s’offrir une indépendance, un périmètre privatif hors de portée de l’institution. L’exemple du délaissement des ENT par certains enseignants « geeks » est significatif. L’offre numérique de l’institution étant, par nature, toujours en retard sur leurs pratiques, ils la négligent souvent lorsqu’ils ne la combattent pas. En procédant de la sorte, ils peuvent retirer la satisfaction narcissique d’être d’éternels pionniers. Une des dérives qu’il est alors possible de constater est qu’en étant toujours en avance, très en avance, des pratiques institutionnelles d’une part, et de celles de leurs collègues d’autre part, ils n’arrivent plus à nouer les fils d’un dialogue constructif avec eux mais seulement échanger avec ceux qui leur ressemblent.

Bricolage des apprenants, quelques pratiques
Si le bricolage se révèle bénéfique pour les enseignants, il est légitime de se demander s’il ne le serait pas également pour les apprenants. Ainsi, est-ce qu’une pratique apprenante ne gagnerait pas à être transgressive ? La transgression de l’apprenant correspond à la liberté qu’il se donne de ne pas souscrire aux injonctions et autres demandes de l’enseignant ou de l’institution. Cela signifie-t-il que l’apprenant n’apprenne plus, certainement pas. Est-ce moins exigeant pour l’apprenant que de se conformer aux attentes identifiées, encore moins. En effet, selon le principe que nous avons évoqué plus haut - la transgression n’est créative que lorsque l’individu qui la réalise et l’assume a conscience des règles qu’il bat en brèche – il apparait certain que pratiquer un apprentissage par transgression demande une compréhension fine des objectifs de la formation, une capacité à exercer son autonomie, à gérer son apprentissage, à conscientiser ses états affectifs par rapport aux tâches à réaliser, autant d’habiletés que tous les apprenants ne possèdent pas spontanément. Il y aurait donc à réaliser un apprentissage de la transgression de l’apprentissage dont le cursus reste à établir mais qui comprendrait certainement des éléments sur l’apprendre à apprendre, d’une part et sur la notion même de transgression, d’autre part.

Dès lors que l’enseignant a une pratique transgressive, est-ce que l’apprenant peut la transgresser ? Je pense que oui dans la mesure où les pratiques innovantes des enseignants ne se révèlent pas toujours beaucoup moins prescriptives pour les apprenants que les pratiques traditionnelles. La formation à distance et les autres modalités qui font un grand usage des technologies sont effectivement assez prescriptives. Travailler sur une plateforme e-learning impose un certain apprentissage technologique aux apprenants. Dans le cas des formations dans les mondes virtuels qui nous occupent davantage sur ce blog, il faut remarquer que le ticket d’entrée (créer et maitriser les déplacements et la gestuelle de son avatar) est d’un coût cognitif et temporel relativement élevé et fortement prescriptif. 

La définition de l’apprenant bricoleur pourrait être donc la suivante : apprenant qui nourrit une certaine indépendance par rapport aux modalités proposées ou imposées par l’enseignant et par rapport à l’enseignant lui-même, en capacité de comprendre les finalités de son apprentissage et de dimensionner les solutions qui lui conviennent le mieux et qui sont adaptées à l’atteinte des objectifs de la formation. Cette définition est somme toute assez proche de celle de l’autonomie de l’apprenant à distance que j’avais formulée en 2003 : « Un apprenant autonome, est donc, une personne qui prend la main sur son activité d'apprentissage en intervenant dans sa gestion. Il doit mettre en place des stratégies métacognitives impliquant sa connaissance : de soi, des tâches et des stratégies ; mais aussi la maîtrise d'outils de planification, de régulation et d'évaluation. » http://jacques.rodet.free.fr/xchron2.htm#oct
 
Comment soutenir le bricolage des apprenants ?
Faut-il laisser les apprenants bricoler seuls ou n’est-il pas nécessaire de penser les modalités qui autoriseraient leur bricolage et qui pourrait aussi les aider à le pratiquer ? Laisser l’apprenant à lui-même, dans une démarche qui se voudrait délibérément non directive, reviendrait à terme à abdiquer son rôle d’enseignant. C’est donc plutôt la voie du soutien et de la relation d’aide, ainsi que je définis le tutorat à distance, qui serait à emprunter. Il ne me revient pas ici, d’en aborder tous les aspects pratiques, ceci est largement fait dans les billets de ce blog et dans le Blog de t@d (http://blogdetad.blogspot.com). Un principe mérite tout de même d’être rappelé : les fonctions tutorales ne peuvent être investies par un enseignant qu’à partir du moment où il modifie sa perception de son rôle. De transmetteur, il doit devenir accompagnateur, facilitateur, médiateur. Ceci se révèle ne pas être la moindre des transgressions à oser dans le monde éducatif et de la formation aujourd’hui.